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[Publication] Glyphosate : « L’expertise scientifique n’a pas été décisive » Le Monde – 06 Février 2018 par David Demortain

Glyphosate : « L’expertise scientifique n’a pas été décisive »
Les agences d’expertise officielles sont prisonnières d’une économie de la connaissance façonnée par les firmes agrochimiques, explique David Demortain, sociologue à l’INRA, dans une tribune au « Monde ».
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 06.02.2018
La saga sur la réautorisation du glyphosate, principe actif de nombreux désherbants, s’est terminée en novembre 2017 de la plus imprévue des manières. Le revirement de deux Etats membres a permis d’avaliser la proposition de la Commission de réautoriser pour cinq ans le pesticide le plus utilisé au monde. La fin de la saga est inattendue parce que l’affaire du glyphosate s’était nouée depuis 2015 sur le terrain de l’évaluation de la toxicité de la substance, et notamment de son caractère cancérogène – probable, selon le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Mais elle ne s’est pas dénouée sur ce terrain scientifique.
Comme on le sait, les agences du circuit d’expertise officielle, European Food Safety Authority (EFSA) et European Chemicals Agency (ECHA), n’ont pas abondé dans le sens du CIRC, ce qui leur a valu leur lot d’accusations de complaisance vis-à-vis des données des fabricants de Roundup. C’est ce que les députés européens veulent ­tirer au clair : ils viennent de créer une commission spéciale sur le rôle des agences européennes et les failles ­potentielles dans l’évaluation scientifique des pesticides.
L’avis des agences n’a pourtant pas emporté la décision de la Commission européenne et des Etats membres. Les durées d’autorisation proposées par la Commission (quinze ans, puis dix, puis cinq) n’ont rien à voir avec une mesure de la toxicité du produit ou sa durée de persistance dans les sols. Aucune étude scientifique décisive n’a motivé le changement de position de la Pologne ou de l’Allemagne – plus liée, semble-t-il, au rachat de Monsanto par Bayer qu’à un calcul de risque cancérogène. La contre-expertise de l’avis du CIRC par les agences ne semble pas non plus avoir empêché les gouvernements ­opposés à la réautorisation du glyphosate de continuer à penser que le produit était plus néfaste que bénéfique.
« CONTRE TOUTE ATTENTE, L’EXPERTISE SCIENTIFIQUE N’A PAS ÉTÉ DÉCISIVE DANS LE CAS DE LA RÉAUTORISATION DU GLYPHOSATE »
Contre toute attente, l’expertise scientifique n’a donc pas été décisive. Pour le comprendre, il faut regarder de plus près l’origine de la connaissance que les agences mobilisent, et la ­manière dont elle est produite. Les ­experts scientifiques ne peuvent ­expertiser que ce que la connaissance scientifique disponible documente, et qu’ils choisissent de prendre en considération. Or il est probablement crucial de reconnaître aujourd’hui que la connaissance sur les produits chimiques et leurs risques a son économie.
Cette connaissance est consignée dans des études produites par les ­départements de recherche & développement des firmes agrochimiques, ou dans des laboratoires privés sous contrat, qui réalisent des études aux protocoles contrôlés, interprétables par les agences. Ce ne sont pas des institutions de recherche publique, avec le loisir d’examiner des hypothèses alternatives ou d’engager des études sur des protocoles nouveaux, ­coûteux ou longs. Les agences ne donnent pas accès à ces études, notamment parce que les firmes ont réussi à faire admettre depuis une dizaine d’années environ qu’elles constituent une propriété intellectuelle.
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La recherche publique, elle-même, a son économie, très contrainte, que les budgets publics peinent à financer. Que des experts issus d’universités soient en situation de conflit d’intérêts parce qu’ils mènent des études pour des firmes, travaillent avec elles dans des réseaux européens, voire qu’ils publient des articles prérédigés par les firmes, est le symptôme de la marchandisation de la recherche universitaire, et de la rareté relative des recherches de plus long terme, d’intérêt public.
Lors même que ces études sont disponibles, elles ne rentrent pas forcément dans le lot des connaissances considérées par les experts pour évaluer les produits. L’évaluation des risques qu’ils pratiquent est une discipline en soi, avec ses critères de fiabilité, de qualité et d’applicabilité des études. Elle a ses protocoles préférés, ses manières de mesurer la toxicité, ses formules de calcul. Ces méthodes sont le plus souvent forgées dans des organismes internationaux discrets, où sont sur-représentés les scientifiques des firmes et les experts habitués à l’évaluation de leurs produits. C’est grâce à ces méthodes que les études peuvent être répliquées, et que les évaluations sont rendues in fine plus ­robustes. Mais c’est aussi en leur nom que des études peuvent être déclarées non pertinentes, et la base des ­connaissances prises en compte dans l’expertise réduite d’autant.
Les agences d’expertise européennes sont un élément de cette économie de la connaissance. Elles en ­recueillent les produits, mais n’influencent que marginalement son fonctionnement. On ne leur en a pas donné la mission ni les moyens. Si ­elles restreignent leur travail à la validation d’études préformatées – tel le directeur de l’EFSA assimilant dans un entretien le travail des experts à la ­vérification d’informations d’état civil pour délivrer un passeport – et qu’elles disqualifient dans le même temps la pertinence scientifique des avis d’autres acteurs, y compris des ONG, elles seront prisonnières de cette économie de la connaissance. Il y a fort à parier alors que leurs avis continueront de créer la controverse autant que d’éclairer les décisions politiques.
David Demortain est sociologue à l’INRA, au sein du Laboratoire Interdisciplinaire Sciences Innovations Sociétés