Soutenance de Thèse de Sébastien Shulz (LISIS) le 10/12/2021 à 14h à l’UGE
Sociologie d’un mouvement réformateur entre droit, technologie et politique (1990-2000)
- Philippe BEZES. Directeur de recherche au CNRS, Centre d’études européennes et de politique comparée, Sciences Po, rapporteur
- Dominique CARDON. Professeur de sociologie, Sciences Po, médialab, examinateur
- Fabienne GREFFET. Maîtresse de conférences en science politique, IAE Nancy School of Management, Université de Lorraine, rapporteuse
- Dominique LINHARDT. Chargé de recherche CNRS en sociologie, LIER-FYT, École des hautes-études en sciences sociales, examinateur
- Sylvain PARASIE. Professeur de sociologie, Sciences Po, médialab, directeur de thèse
- Sophie PÈNE. Professeure en sciences de l’information et de la communication, Université Paris Descartes, examinatrice
Depuis les années 1990, le mouvement des communs numériques milite pour un renforcement du pouvoir d’agir citoyen via l’égalité d’accès, la mutualisation et l’autogouvernement de dispositifs numériques. Ce mouvement propose d’établir autour de ce que nous qualifions de « formes de communs numériques » un troisième paradigme d’organisation de la société en opposition aux logiques du marché capitaliste et de l’État. Pourtant, chose étonnante, depuis une date que l’on peut situer autour de 2008, des acteurs publics en appellent à des formes de communs numériques pour transformer l’État. La littérature semble divisée entre une lecture techno-optimiste qui avance que cette transformation va réellement entraîner un renforcement démocratique et une lecture critique qui postule qu’elle va être récupérée pour mettre en œuvre un projet de réforme néolibéral de l’État. Le propos de cette thèse est d’explorer une voie intermédiaire en répondant à la problématique suivante. Pourquoi, comment et avec quels effets des acteurs publics investissent des formes de communs numériques, qui sont construites à l’origine en opposition à la puissance publique, pour imaginer et mettre en œuvre de nouvelles figures d’État ?
Notre recherche s’inscrit dans la sociologie pragmatique, et en particulier la sociologie des épreuves d’État (Linhardt, 2012). Dans un premier temps, nous menons une enquête historique pour savoir comment le mouvement des communs numériques constitue l’État en problème et la manière dont cette mise à l’épreuve influence les différentes conceptualisations des communs numériques (1990-2000). Nous empruntons ici à la sociologie de la critique, à la sociologie des sciences et à l’histoire sociale des idées pour analyser un corpus constitué par la production académique sur les communs numériques, des archives et une dizaine d’entretiens semi-directifs. Dans un second temps, nous analysons la manière dont des entrepreneurs bureaucratiques se saisissent des communs numériques pour construire un projet réformateur dans quatre pays en particulier : France, États-Unis, Équateur et Espagne (2008-2017). Nous utilisons les outils de la sociologie des réformes de l’administration pour étudier un corpus constitué d’une vaste littérature grise et de quinze entretiens semi-directifs. Dans un troisième temps, nous plongeons dans l’épreuve d’État et ses tentatives de clôture en explorant ses différents foyers dans une perspective ancrée dans la sociologie des sciences et des technologies (2011-2021). Nous procédons ici par étude de trois cas – Base Adresse National, Openfisca et Decidim – que nous qualifions de « communs numériques administratifs », à travers une centaine d’entretiens semi-directifs et une ethnographie en ligne des plateformes numériques de travail (GitHub, Slack).
Notre thèse se conclut sur trois apports principaux. Elle documente un mouvement social original issu du monde numérique, qui a la particularité de s’opposer à l’État tout en cherchant à inventer des formes d’alliances avec lui autour des formes de communs numériques. Elle analyse les ressorts de l’activité réformatrice d’entrepreneurs bureaucratiques qui tentent de traduire des justifications propres aux communs numériques – propriété partagée, mutualisation, autogouvernement – dans l’espace étatique où elles sont relativement inédites. Elle documente enfin les effets de ce mouvement réformateur, qui ne sont pas univoques, qui se déploient centralement autour du droit et qui redistribuent du pouvoir d’agir au sein et à l’extérieur de l’espace étatique, en fonction de certains paramètres politiques, juridiques et institutionnels que nous mettons à jour.
Mots clés : communs numériques, communs, État, épreuve d’État, modernisation de l’État, co-production des services publics
Since the 1990s, the digital commons movement has been advocating the empowerment of citizens through equal access, mutualization and self-government of digital devices. This movement proposes to establish around these « forms of digital commons » a third paradigm of societal organization alongside the logics of the market and the state. Yet, since around 2008, public actors have been calling for forms of digital commons to transform the state. The literature seems to be divided between a techno-optimistic reading that argues that this transformation will actually lead to democratic strengthening and a critical reading that postulates that the adoption of digital devices will be recuperated to implement a neoliberal state project. The purpose of this thesis is to explore an intermediate path by answering the following question. Why, how and with what effects do public actors invest forms of digital commons, which are originally constructed in opposition to public power, to imagine and implement new figures of State?
Our thesis concludes with three main contributions. It documents a social movement born of the digital world that has the particularity of opposing the State while seeking to invent forms of alliances around forms of digital commons. It analyzes the reforming activity of bureaucratic entrepreneurs who seek to translate the justifications specific to the digital commons – shared ownership, mutualization, self-government – into the state space, where they are relatively unheard of. Finally, it documents the effects of this reforming movement, which are not univocal, which unfold centrally around the law and which redistribute power to act within and outside the state space according to certain political, legal and institutional parameters that we uncover.